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BILLET : Ancien joueur et entraîneur (Bourg-en-Bresse, Lons-le-Saunier), Robert Damien est philosophe. Dans son dernier ouvrage, «Eloge de l’autorité, généalogie d’une (dé) raison politique» (Armand Colin, 2014), il évoque le rugby comme matrice de l’esprit d’équipe. Il chronique les matches de l’équipe de France pour Libération.fr
On annonçait le drapeau noir flottant sur la marmite. Cependant, on était las de nos accablements devant une équipe submergée par l’indistinction des sens et inquiétante par la profusion des troubles et des symptômes. Le vert irlandais nous dirait si, revêtue à nouveau de bleu, la France allait redonner des couleurs à son âme blessée.
On pouvait espérer en des joueurs effrontés, turbulents à défaut d’être truculents mais enfin sensibles au plaisir d’être incommodes, déroutants. Rapprochés dans la peur d’être écrasés par les favoris du tournoi, on les souhaitait ambitieux, mieux que satisfaits de simplement honorer le contrat.
On ne fut pas vraiment déçu car il y a toujours dans les tréfonds d’un groupe des ressources insoupçonnées. Le gisement s’en trouve dans le plaisir de provoquer du jeu et de lancer des assauts. Certains en portèrent quelques flammes mais le feu ne prit que trop tardivement pour emporter la conviction.
On salue néanmoins la quête finale d’un jeu un peu halluciné, certes plein de déconvenues mais les tentatives somnambuliques d’emballement, souvent mal conjuguées faute d’orchestre choral, attestaient que l’équipe ne baissait pas pavillon en portant le deuil de son ambition. On ne redouta jamais la mise en berne face à des Irlandais nullement dominateurs, par ailleurs surévalués auxquels on opposait une défense de casemates qui les laissaient peu inspirés.
Certains Français bientôt excités par la terre promise, tentèrent de se hisser au-delà de leur réputation enkystée dans les mauvaises habitudes de la stéréotypie. Ils ne parvinrent pas à sortir des schémas d’une convalescence appliquée. Trop de choix calamiteux balle en main en gâchèrent les ouvertures prometteuses.
Sous ce rugby souvent soporifique où l’arbitre prend vite le pouvoir pour décider arbitrairement des sorts, il y avait encore quelques hasards d’inspiration capable de faire éclater la chape de plomb. On se prit à rêver aux ultimes moments du match que cette équipe allait trouver son terrain d’élection. Quelques phases terminales de jeu donnèrent encore l’espoir d’une métamorphose incongrue (le nombre de deux contre un, vendangés dans ce match est proprement étonnant et ce, des deux côtés).
Mais on a l’impression que cette équipe mal aisée, aux rouages peu élucidés et aux fonctionnements chaotiques, s’ingénie à décourager l’éloge. Elle semble répugner à secréter des vertiges, à provoquer des accès propices en faisant éclater les partitions. Elle paraît meurtrie de son incrédulité, elle n’ajoute pas foi à ses propres risques d’aventure.
Son manque de folie, cette défaillance des imaginations ludiques, lui coûta une victoire pourtant à portée tant ses assises en mêlées et en touches étaient assez assurées pour partir délibérément à la conquête aventureuse.
On la dirait presque ennuyée de ses initiatives, encombrée de ses improvisations. Elle semble craindre de se livrer aux figures intrépides d’un jeu-fiction comme on le dit de la science. Elle ne se crédite pas, en toute confiance, de capacités à se délivrer des convenances actuelles du rugby formaté.
Cette allergie à ses propres chimères la rend peu attachante parce qu’elle ne s’amuse pas de ses propres initiatives, menacées par trop de malentendus ou de mésententes. Elles font pourtant la magie plastique d’un jeu déconcertant.
on se demande à quoi songent ces joueurs au demeurant sympathiques de bonne volonté et plein d’élans retenus. Quels sont leurs rêves fermentés d’où surgissent, quand on les sollicite vraiment, les formes improbables d’un génie du jeu comme on le dit du lieu ?
Alors contre les torpeurs ambiantes d’un faux style où l’imagination perd sa place, la prochaine fois, le feu ? C’est dans cette promesse que l’équipe de France trouvera sa joie en même temps que son jeu.
Robert Damien